Andrea Chénier à Londres

Jonas Kaufmann, un don fait à l’opéra

26 janvier 2015 : "Même Platon a banni les poètes de sa République", cette citation de Robespierre inscrite sur le rideau du Royal Opera House peint aux couleurs du drapeau français nous prépare au sort d’André Chénier. Un poète romantique dont la pureté créatrice ne s’accommodera pas des crimes de La Terreur, ce qui le mènera à l’échafaud. 

La scène londonienne retrouve le souffle emblématique du drame historico-romantique d’Umberto Giordano grâce au lyrisme irrésistible de la musique, aux brillants interprètes et aux accents passionnés de l’orchestre dirigé par Antonio Pappano

Jonas Kaufmann illumine ce rôle mythique dont les plus grands ténors s’emparent à la maturité de leurs ressources vocales. Depuis que j’ai découvert ce ténor passionnant sur scène, je rêvais de le découvrir dans cette incarnation. La réalité est un enchantement. Ce nouveau Chénier déploie des trésors d’ardeur et de sensibilité, aussi à l’aise dans le feu de ses aigus que dans l’humanité du désespoir. La salle est aux anges. Dans cet enthousiasme du public de rôle en rôle, il n’est question ni d’idolâtrie ni d’adulation tendance mais d’une véritable expérience humaine, celle du contact avec la beauté insensée d’une voix.

Dans le rôle de Madeleine de Coigny, la flamboyante soprano néerlandaise Eva-Maria Westbroek ne manque pas de générosité ni de puissance, quelques aigus tirés sont parfois moins convaincants. Très applaudi, le puissant baryton serbe Zeljko Lucic impose son incarnation sensible et attachante dans l’éprouvant rôle de Charles Gérard.


Le Palais de la Comtesse de Coigny - Acte I
Ce saut temporel au cœur de la Révolution Française est mis en images par David Mc Vicar dans la pure tradition romantique et académique. Pas de transposition mais un réalisme visuel rassurant qui fonctionne à merveille. On retrouve les décors délicieusement classiques, le soin du détail des costumes et la fluidité des scènes de foule qui avaient fait le succès d’Adriana Lecouvreur de Cilea sur cette même scène en 2010. Il y a la reconstitution d’une époque, l’idéal démocratique, le tribunal révolutionnaire, la romance et l’échafaud. 
Le café Hottot (acte II)


Andrea Chénier est un opéra vériste, un style qui déchire le voile des conventions pour laisser parler le cœur (la voix) à nu. En jouant sur le frisson de la performance vocale qui saisit, cette grande fresque historique porte à l’incandescence les somptueux arias et duos. Les situations fortes de cet épisode historique sont propices aux embrasements lyriques. Transporté d’enthousiasme en 1789, Chénier pris vite conscience du retournement de l’idéal démocratique dans une violence qui lui est insupportable. Le poète indigné sera déclaré "coupable" d’avoir dénoncé les excès de La Terreur. 

Moment de "Un di all'azzuro spazio"
Idéaliste, ses prises de position sont dictées par une confiance inébranlable en la nature humaine et en son pouvoir de progrès. Chénier est déchiré entre ses idéaux politiques et son aspiration à l’amour. Tel l’aria magnifique "Un di all’azzurro spazio" ("Un jour, dans l'espace azuréen") de l’acte I où le poète blessé par l’indélicatesse et l’insouciance coupable des nobles se lance dans un "Improvviso", une improvisation sur le tendre sentiment où l’amertume succède vite à l’envolée lyrique. Sur un ton pathétique et poignant, Jonas Kaufmann/Chénier décoche une leçon d’amour à Madeleine "Ecoutez, vous ne connaissez pas l’amour. Don divin, l’Amour est l’âme et la vie du monde." 

Quatre ans plus tard, à l’acte II, en pleine Terreur, le rêve d’amour deviendra une réalité éphémère alors que tonnent les chants révolutionnaires. 
Chénier et Madeleine se rejoignent dans un sublime duo d’amour que le ténor marque de son empreinte. 
Duo d'amour "Ora suave" (acte II)

Sur le "Ora suave" ("Heure exquise"), Jonas Kaufmann caresse un pianissimo aérien qui enfle et se colore pour s’épanouir dans un long souffle. Le valet Charles Gérard devenu un Représentant de la Nation est toujours amoureux de la belle aristocrate. Il empêche les amants de fuir et se bat en duel avec Chénier.

L’acte III s’ouvre sur le Tribunal Révolutionnaire alors que Chénier vient d’être capturé. Déchiré entre sa passion pour Madeleine et ses idées nobles, Gérard signe l’acte envoyant le poète à la guillotine. Meurtri, il va se confier dans une aria aux accents douloureux "Nemaco delle patria ?" ("Ennemi de la patrie ?") qui vaut une belle ovation à Zeljko Lucic.
Madeleine vient le supplier de sauver Chénier. Pour son héroïne féminine, Giordano a écrit une aria merveilleuse "La mamma morta" ("Ils ont tué ma mère"), la plainte et le désespoir jusqu’à l’illumination mystique. Le lyrisme larmoyant de "Je porte malheur à ceux qui m’aiment" finit par mouiller le regard de Charles, ému de tant d’abnégation. Il tente de sauver le poète, mais trop tard, malgré le vibrant plaidoyer de Chénier, celui-ci est condamné à mort par le tribunal.

Le Tribunal Révolutionnaire (acte III) - Entrée de Charles Gérard (Zeljko Lucic)

Dans la prison de Saint-Lazare à l’acte IV, Chénier attend son exécution et couche ses derniers vers sur le papier. Moment élégiaque du "Come un bel dì di magio" ("Comme un beau jour de mai") sur la Vérité et la Beauté. 
Duo d'amour "Vicino a te" (acte IV)
Le glissement vers la fin inéluctable est en marche. Culmination dans un vertigineux duo final, l’exaltation, la douleur puis l’extase et la délivrance d’être réunis dans la mort. Il ne reste plus à l’orchestre que d’accompagner leurs derniers pas vers l’échafaud dans une harmonie grandiose.
"Vicino a te" ("Près de toi"), le dernier duo "dont l’écriture est si belle qu’il vous transporte sans peine, donnant à tous ces si bémol l’air de tout ce qu’il y a de plus naturel" souligne Jonas Kaufmann qui ajoute "La musique la plus enthousiaste, la plus extatique, c’est le vérisme". Cette soirée en est la parfaite démonstration !


Andrea Chénier au Royal Opera House le 26 janvier 2015
© Espace Lyrique


Photos du spectacle © ROH. Bill Cooper 2015


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